Le phénomène du harcèlement familial constitue une réalité méconnue mais profondément destructrice qui affecte de nombreux foyers. Cette forme de violence psychologique, parfois accompagnée de violences physiques, se caractérise par des comportements répétés visant à dégrader, contrôler ou isoler un membre de la famille. Malgré sa prévalence, le harcèlement familial reste difficile à identifier et à prouver, notamment en raison de son caractère insidieux et du huis clos dans lequel il se déploie. La reconnaissance juridique de cette forme spécifique de violence intrafamiliale s’est progressivement construite, offrant désormais aux victimes un arsenal de protections et de recours. Cet examen approfondi propose de décrypter les contours juridiques du harcèlement familial avéré, ses manifestations, et les voies de recours disponibles pour les victimes.
Définition juridique et reconnaissance du harcèlement familial
Le harcèlement familial ne bénéficie pas d’une qualification juridique autonome dans le Code pénal français, mais s’inscrit dans le cadre plus large des violences intrafamiliales. Il se manifeste par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de vie se traduisant par une altération de la santé physique ou mentale de la victime, lorsque ces faits sont commis par un membre de la famille.
La jurisprudence a progressivement reconnu la spécificité du harcèlement au sein de la cellule familiale, notamment à travers plusieurs arrêts de la Cour de cassation. L’arrêt du 19 octobre 2010 (n° 09-88.598) marque un tournant en reconnaissant explicitement que le harcèlement moral peut s’exercer au sein d’un couple, établissant ainsi un précédent applicable aux relations familiales plus larges.
La loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants a renforcé cette reconnaissance en instaurant l’ordonnance de protection, un outil juridique précieux pour les victimes de harcèlement familial.
Le harcèlement familial avéré peut être qualifié pénalement sous différentes infractions :
- Violences psychologiques (article 222-14-3 du Code pénal)
- Harcèlement moral au sein du couple (article 222-33-2-1 du Code pénal)
- Violences habituelles sur personne vulnérable (article 222-14 du Code pénal)
La loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales a encore renforcé l’arsenal juridique en introduisant la notion de harcèlement au sein du couple menant au suicide, puni de 10 ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende.
Les critères de qualification du harcèlement familial
Pour être juridiquement qualifié, le harcèlement familial doit réunir plusieurs éléments constitutifs :
- La répétition des agissements
- L’intention de nuire (élément moral de l’infraction)
- La dégradation des conditions de vie de la victime
- L’altération de sa santé physique ou mentale
La Chambre criminelle de la Cour de cassation a précisé dans un arrêt du 4 mars 2014 que les agissements n’ont pas besoin d’être identiques ou similaires pour caractériser le harcèlement, ce qui facilite la qualification juridique de comportements variés mais répétés visant à dégrader les conditions de vie d’un membre de la famille.
Le législateur français a progressivement élargi la protection contre le harcèlement familial en incluant dans son champ d’application non seulement les conjoints, mais aussi les ex-conjoints, partenaires liés par un PACS, concubins, et plus largement les membres de la famille, reconnaissant ainsi la diversité des configurations familiales au sein desquelles le harcèlement peut s’exercer.
Manifestations et formes du harcèlement familial
Le harcèlement familial se manifeste sous diverses formes, souvent entremêlées, qui constituent un système cohérent de domination et de contrôle. La connaissance de ces manifestations est fondamentale pour les professionnels du droit et de la santé afin d’identifier les situations à risque.
Le harcèlement moral et psychologique
Cette forme de harcèlement, particulièrement insidieuse, comprend :
- Les humiliations et dévalorisations constantes
- Les critiques systématiques et injustifiées
- Le dénigrement des compétences parentales ou professionnelles
- Le chantage affectif et la manipulation émotionnelle
Les tribunaux français ont reconnu ces comportements comme constitutifs de violence psychologique dans plusieurs décisions, notamment dans un arrêt de la Cour d’appel de Montpellier du 15 mars 2018 qui a retenu la qualification de harcèlement moral pour des faits de dénigrement systématique d’une mère envers son fils adulte.
Le contrôle coercitif
Le contrôle coercitif, concept développé par le sociologue Evan Stark, désigne une stratégie de domination qui restreint la liberté de la victime. Dans le contexte familial, il peut se manifester par :
- La surveillance des communications et déplacements
- Le contrôle des finances et ressources
- L’isolement social imposé
- L’imposition de règles arbitraires et changeantes
La jurisprudence française a progressivement intégré cette notion, comme en témoigne un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 27 juin 2019 qui a reconnu comme harcèlement moral le comportement d’un père imposant une surveillance constante à ses enfants majeurs.
Le harcèlement économique
Cette forme spécifique touche à l’autonomie financière de la victime :
- Privation de ressources ou d’accès aux comptes bancaires
- Contrainte à contracter des dettes
- Sabotage professionnel
- Détournement de prestations sociales familiales
Le Tribunal de grande instance de Lille, dans un jugement du 11 décembre 2017, a reconnu comme constitutif de violence économique le fait pour un père de famille de priver systématiquement son épouse et ses enfants des ressources du foyer tout en exigeant une justification de chaque dépense.
Le harcèlement par procuration ou par proxy
Particulièrement pernicieux, ce mode de harcèlement implique l’utilisation d’un tiers pour exercer une pression sur la victime :
- Instrumentalisation des enfants contre l’autre parent
- Mobilisation de la famille élargie pour isoler ou surveiller
- Utilisation abusive des procédures judiciaires (harcèlement procédural)
La Cour européenne des droits de l’homme a reconnu dans plusieurs arrêts que ce type de comportement pouvait constituer une violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif au respect de la vie privée et familiale.
La reconnaissance de ces diverses formes de harcèlement par les juridictions françaises témoigne d’une évolution significative vers une meilleure protection des victimes. Cette typologie non exhaustive illustre la complexité du phénomène et la nécessité d’une approche holistique dans son appréhension juridique.
Preuves et démonstration du harcèlement familial avéré
La démonstration du harcèlement familial constitue un défi majeur pour les victimes et leurs conseils, notamment en raison du caractère souvent invisible et privé des agissements. Le système judiciaire a progressivement adapté son approche probatoire pour tenir compte de ces spécificités.
Le régime probatoire applicable
En matière pénale, la charge de la preuve incombe théoriquement au ministère public. Toutefois, la jurisprudence a développé un aménagement de la charge probatoire en matière de harcèlement familial, s’inspirant des principes établis pour le harcèlement moral au travail.
L’arrêt de la Chambre criminelle du 6 décembre 2011 (n° 10-82.266) a posé un principe fondamental : il appartient au prévenu de justifier ses actes par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement, dès lors que la victime établit des faits qui permettent de présumer l’existence d’un tel harcèlement.
Cette approche probatoire allégée facilite l’accès à la justice pour les victimes, sans pour autant renverser totalement la charge de la preuve, conformément aux principes du procès équitable garantis par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Les éléments de preuve recevables
Les juridictions françaises ont progressivement reconnu la recevabilité de divers éléments probatoires, adaptés à la spécificité du harcèlement familial :
- Les certificats médicaux et expertises psychologiques attestant de l’impact sur la santé
- Les témoignages de tiers (famille, amis, voisins, collègues)
- Les messages électroniques, SMS, publications sur réseaux sociaux
- Les enregistrements audio ou vidéo, sous certaines conditions
- Les constats d’huissier
Concernant les enregistrements clandestins, la jurisprudence a connu une évolution significative. Dans un arrêt du 31 janvier 2012, la Chambre criminelle a admis la recevabilité d’enregistrements réalisés à l’insu de l’auteur présumé, considérant que « si tout moyen de preuve est admissible pour établir la réalité du harcèlement moral, c’est à la condition que cette preuve ait été obtenue loyalement ».
Ce principe a été assoupli par un arrêt du 30 mars 2016 (n° 15-86.064) qui précise que « les enregistrements réalisés par la victime de propos tenus dans un cadre privé peuvent être admis comme mode de preuve des faits de harcèlement moral, lorsqu’ils constituent le seul moyen pour la victime de prouver la réalité des faits ».
L’importance du faisceau d’indices
Face à la difficulté de prouver des actes souvent commis à huis clos, les tribunaux ont développé la notion de faisceau d’indices concordants. Un arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 14 septembre 2017 illustre cette approche en retenant la qualification de harcèlement moral familial sur la base d’un ensemble d’éléments (témoignages, certificats médicaux, messages) qui, pris isolément, n’auraient pas été suffisants.
Cette méthode probatoire est particulièrement pertinente pour les situations de harcèlement familial où la stratégie de l’auteur repose souvent sur des actes apparemment anodins pris isolément, mais dont la répétition et la systématicité révèlent l’intention harcelante.
Le rôle des professionnels dans la constitution de la preuve
Les médecins, psychologues, travailleurs sociaux et associations spécialisées jouent un rôle fondamental dans la constitution du dossier probatoire. Leurs attestations, rapports et évaluations sont fréquemment admis par les tribunaux comme éléments de preuve pertinents.
La Haute Autorité de Santé a d’ailleurs publié en 2019 des recommandations pour les professionnels de santé concernant la rédaction des certificats médicaux dans les cas de violences intrafamiliales, soulignant l’importance de descriptions précises et objectives des constatations physiques et psychologiques.
L’évolution du régime probatoire en matière de harcèlement familial témoigne d’une prise en compte croissante par le système judiciaire des difficultés spécifiques rencontrées par les victimes pour démontrer la réalité des faits, tout en préservant les droits de la défense.
Mécanismes de protection et procédures judiciaires
Face au harcèlement familial avéré, le système juridique français offre un éventail de mécanismes de protection et de procédures judiciaires permettant une intervention à différents niveaux d’urgence et de gravité.
L’ordonnance de protection : une réponse d’urgence
Instaurée par la loi du 9 juillet 2010 et renforcée par la loi du 28 décembre 2019, l’ordonnance de protection constitue un dispositif civil d’urgence destiné à protéger les victimes de violences intrafamiliales.
Le juge aux affaires familiales peut, dans un délai de six jours à compter de la fixation de la date d’audience, prononcer diverses mesures de protection :
- L’interdiction pour l’auteur présumé d’entrer en contact avec la victime
- L’attribution du logement familial à la victime
- Des mesures relatives à l’exercice de l’autorité parentale
- L’autorisation de dissimuler son adresse
- L’admission provisoire à l’aide juridictionnelle
Une décision du Tribunal judiciaire de Bobigny du 17 janvier 2020 illustre l’utilisation de ce dispositif dans un cas de harcèlement familial, où le juge a accordé une ordonnance de protection à une femme harcelée par son frère, élargissant ainsi l’application de cette mesure au-delà du strict cadre conjugal.
Le téléphone grave danger (TGD)
Généralisé par la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, le téléphone grave danger est un dispositif d’alerte permettant aux victimes de déclencher une intervention rapide des forces de l’ordre en cas de danger.
Attribué par le procureur de la République pour une durée de six mois renouvelable, ce dispositif est accessible aux victimes de harcèlement familial lorsqu’une interdiction judiciaire d’entrer en contact a été prononcée et qu’un danger grave est identifié.
Un rapport d’évaluation du Ministère de la Justice publié en 2020 indique que ce dispositif a permis d’éviter de nombreuses agressions et a contribué à rassurer les victimes dans leur processus de reconstruction.
Les procédures pénales
La victime de harcèlement familial dispose de plusieurs voies procédurales pour faire valoir ses droits :
- Le dépôt de plainte auprès des services de police ou de gendarmerie
- La plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction
- La citation directe devant le tribunal correctionnel
La circulaire du 9 mai 2019 relative à l’amélioration du traitement des violences intrafamiliales a renforcé les dispositifs d’accueil et de prise en charge des victimes, notamment en généralisant les protocoles de recueil des plaintes et en encourageant le recours aux enquêtes sociales rapides.
En matière de poursuites, le procureur de la République dispose d’un éventail de réponses pénales adaptées à la gravité des faits, de la comparution immédiate pour les cas les plus graves au rappel à la loi pour les faits moins sévères, en passant par la convocation par officier de police judiciaire ou la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité.
Les mesures civiles complémentaires
Parallèlement aux procédures pénales, diverses mesures civiles peuvent être mobilisées :
- La procédure de divorce pour faute fondée sur le harcèlement
- Les mesures de protection de l’enfance (assistance éducative)
- L’action en réparation du préjudice subi
Un arrêt de la Cour de cassation du 6 novembre 2019 a confirmé que le harcèlement familial pouvait constituer une faute grave justifiant le prononcé d’un divorce aux torts exclusifs de son auteur, même en l’absence de condamnation pénale.
L’articulation entre ces différents mécanismes de protection et procédures judiciaires est facilitée par la mise en place, dans chaque tribunal judiciaire, d’un magistrat référent pour les violences intrafamiliales, chargé de coordonner les réponses civiles et pénales.
Cette approche intégrée témoigne d’une prise de conscience croissante de la nécessité d’une réponse globale et cohérente face au harcèlement familial, alliant protection immédiate et traitement judiciaire du fond.
Vers une meilleure prise en charge des victimes et auteurs
L’évolution législative et jurisprudentielle en matière de harcèlement familial s’accompagne d’une transformation des pratiques professionnelles et des dispositifs d’accompagnement, visant à offrir une réponse plus adaptée tant aux victimes qu’aux auteurs.
La formation spécialisée des professionnels
La loi du 28 décembre 2019 relative aux violences familiales a renforcé l’obligation de formation des professionnels en contact avec les victimes. Cette formation concerne notamment :
- Les magistrats et personnels de justice
- Les forces de l’ordre (police et gendarmerie)
- Les professionnels de santé
- Les travailleurs sociaux
Le Conseil national de la magistrature a développé depuis 2018 un module spécifique sur le harcèlement familial, intégrant les apports des sciences sociales et de la psychotraumatologie. Cette formation permet une meilleure compréhension des mécanismes de l’emprise et des stratégies des auteurs de harcèlement.
Parallèlement, la Direction générale de la police nationale a déployé en 2020 un plan de formation continue pour les officiers de police judiciaire, centré sur l’accueil des victimes de violences intrafamiliales et la collecte des éléments probatoires.
Les dispositifs d’accompagnement des victimes
L’accompagnement des victimes s’est considérablement structuré ces dernières années, avec le développement de dispositifs spécifiques :
- Les Unités Médico-Judiciaires (UMJ) spécialisées dans l’évaluation du retentissement psychologique du harcèlement
- Les Centres d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles (CIDFF) offrant un accompagnement juridique et social
- Les associations d’aide aux victimes conventionnées par les tribunaux
- Les permanences d’avocats spécialisés dans les maisons de justice et du droit
Un rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales publié en 2019 souligne l’importance d’une approche pluridisciplinaire dans la prise en charge des victimes de harcèlement familial, articulant soins médicaux, soutien psychologique, accompagnement social et assistance juridique.
Cette approche globale s’est traduite par la création dans plusieurs départements de centres de prise en charge du psychotraumatisme spécialisés dans les violences intrafamiliales, financés dans le cadre du plan de mobilisation contre les violences.
Le traitement des auteurs de harcèlement familial
La prise en charge des auteurs constitue un enjeu majeur pour prévenir la récidive et protéger durablement les victimes. Plusieurs dispositifs ont été développés :
- Les stages de responsabilisation pour les auteurs de violences conjugales et intrafamiliales
- Les centres de prise en charge des auteurs de violences (CPCA) créés par la circulaire du 23 septembre 2020
- Les groupes de parole animés par des psychologues et criminologues
Une étude de la Direction de l’Administration Pénitentiaire publiée en 2021 montre que les programmes de prise en charge spécifiques des auteurs de violences intrafamiliales contribuent significativement à réduire le taux de récidive, particulièrement lorsqu’ils intègrent une dimension psychothérapeutique.
La justice restaurative, introduite dans le Code de procédure pénale par la loi du 15 août 2014, offre également des perspectives intéressantes dans certaines situations de harcèlement familial, en permettant un travail sur la reconnaissance des faits et la compréhension de leurs conséquences pour la victime.
Perspectives d’évolution et défis à relever
Malgré les avancées significatives, plusieurs défis demeurent dans la lutte contre le harcèlement familial :
- L’amélioration du repérage précoce des situations à risque
- Le renforcement de la coordination entre acteurs judiciaires, sanitaires et sociaux
- L’adaptation des dispositifs aux publics spécifiques (personnes âgées, personnes handicapées, minorités culturelles)
- L’évaluation rigoureuse de l’efficacité des mesures de protection
Le Grenelle des violences conjugales de 2019 a posé les jalons d’une politique publique plus ambitieuse, avec notamment la création d’un fichier national des ordonnances de protection et le développement de bracelets anti-rapprochement.
La prise en charge des victimes et des auteurs de harcèlement familial s’inscrit désormais dans une approche intégrée, reconnaissant la complexité du phénomène et la nécessité d’interventions coordonnées. Cette évolution témoigne d’une prise de conscience collective de la gravité de ces violences et de leurs conséquences durables sur les individus et les familles.